En mai 2021, François-Michel Lambert a signé un coup d’éclat à l’Assemblée nationale. Alors qu’il interpelait le gouvernement sur la légalisation du cannabis, le député de la 10e circonscription des Bouches-du-Rhône brandit un joint, s’attirant les foudres d’une partie de l’hémicycle. L’auteur de Cannabis Ecce Homo plaide pour la légalisation du cannabis contenant plus de 0,3 % de THC. En plus de constituer un changement majeur pour la société, elle ouvrirait selon lui de nombreuses perspectives.
Dans votre livre, vous déclarez ne pas consommer de cannabis, et ne fumer que des cigares. Quel est le sens de votre engagement en faveur de la légalisation du cannabis récréatif ?
François-Michel Lambert : Pendant trente ans, j’ai été membre d’un parti écologiste. C’était un sujet de fond. Il y avait un esprit libertaire, hérité de 1968. Ce n’était pas, pour moi, un combat prioritaire mais sous la présidence d’Emmanuel Macron, la répression s’est accentuée. Or, il n’y a pas de raison de cibler des gens qui consomment du cannabis, sans créer de danger pour la société. J’ai par ailleurs été député de la circonscription de Gardanne, entre Aix- en-Provence et Marseille. Dans cette zone, le trafic de drogues est extrêmement prégnant. Il bloque beaucoup d’initiatives et pollue des espaces de vie. Enfin, il faut trouver des rentrées financières.
Quels sont vos arguments en faveur d’une légalisation ?
À quoi sert le contrôle de la population ? Il y a un historique, ça renvoie à certaines morales : la sexualité, les relations hommes-femmes… La contrainte n’a pas de sens quand on compte un million de consommateurs de cannabis quotidiens et 5 millions de consommateurs réguliers. La police passe un temps fou à courir après les fumeurs de joints. Elle ne répond plus à certaines attentes en matière de protection des citoyens et des biens. Plus de 50 % des affaires traitées au Tribunal judiciaire de Marseille concernent le trafic de stupéfiants. Le planning est encombré. Il s’agit aussi d’améliorer la santé. Car dans un marché noir, on ne connaît pas, par définition, la nature des produits proposés.
Vous dites que cela va créer des opportunités…
On ferait entrer 2 à 3 milliards d’euros dans les caisses via la fiscalité. On créerait jusqu’à 50 000 emplois. Il faut rappeler que la France est un grand producteur de chanvre. C’est une plante très bénéfique pour les sols. Pour la cultiver, il n’est pas nécessaire d’utiliser des pesticides, des herbicides ou d’autres produits chimiques. Elle n’est pas consommatrice d’eau, ses racines réaèrent le sol et elle fixe le carbone. C’est presque la plante miracle !
« On ne peut pas passer d’une répression totale à une liberté totale »
Vous plaidez en faveur d’un contrôle de la vente par l’État et d’un certain nombre d’interdits…
On ne peut pas passer d’une répression totale à une liberté totale. Un suivi par l’État est nécessaire. Il faudrait s’appuyer sur les buralistes pour contrôler la vente. Les interdits seraient les mêmes que pour l’alcool. Il serait interdit de conduire au-dessus d’un certain taux de THC. On ne vendrait pas de cannabis aux mineurs. On peut imaginer un suivi de certains consommateurs, pour les sortir d’une éventuelle addiction. En sachant que peu de consommateurs de cannabis sont accros au produit, contrairement aux fumeurs de tabac.
Peut-on imaginer l’ouverture de magasins dédiés à cette vente, l’équivalent des coffee shops néerlandais ?
À terme, oui, mais il faut y aller par étape. La société française n’est pas encore prête. L’ouverture de coffee shops est une perspective à moyen terme. On devrait aussi pouvoir planter du cannabis.
En cas de légalisation du THC, comment serait organisée la distribution des différentes formes de produits (huiles, crèmes…) ?
Le chanvre est une plante tellement extraordinaire qu’elle fait l’objet d’extractions très différentes. Il faut définir et encadrer les usages. Si on craint des débordements, il faut créer une sorte de sas et le meilleur sas reste le réseau des buralistes. L’étape suivante sera la création de boutiques spécialisées, avec un CBDiste capable de fournir des conseils. Quant aux pharmacies, elles doivent rester dans le périmètre du médicamenteux. Cela renvoie à l’autre dimension du cannabis, le volet thérapeutique.
Quels obstacles avez-vous rencontrés dans ce combat ?
Dans le monde économique, aucun lobby n’est opposé à la légalisation du cannabis. Le seul véritable lobby qui est contre, c’est une police d’extrême droite. Il y a des gens qui veulent continuer de courir après le fumeur de joint. Cela fait vingt ans qu’on leur demande de faire cela, ils ont des résultats et tout à coup, le cannabis deviendrait légal ? C’est difficile à accepter pour eux.
Et dans la sphère politique ?
Le politique a décidé, il y a plus de cinquante ans, de classer le cannabis parmi les drogues illégales. Pour certains, il est impensable de revenir sur cette position. Or, si on avait respecté cette ligne de conduite, on n’aurait pas eu de grandes avancées sociétales comme le droit de vote des femmes, l’IVG, le mariage pour tous, etc. Les conservateurs ont peur que la société qu’ils ont connue quand ils étaient jeunes disparaisse si les digues sautent une à une. Et puis, il y a les calculs politiciens. Emmanuel Macron et Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, cherchent à capter un électorat conservateur. Ils imposent des restrictions en faisant fi des considérations géopolitiques car le reste de l’Europe bouge sur cette question. D’ailleurs, je pense qu’en 2021, 70 % des députés, dans les couloirs de l’Assemblée nationale, étaient favorables à une dépénalisation ou une forme de légalisation. Ils étaient pour mais en « off ». Y compris à droite.
« Je pense que d’ici 2025, le cannabis sera légalisé et qu’on le trouvera dans les bureaux de tabac »
Pour vous, les gouvernements d’Emmanuel Macron sont-ils les plus répressifs sur la question du cannabis ?
Emmanuel Macron est une sorte de sphinx, il est difficile de savoir ce qu’il pense. Je reste optimiste : j’espère que l’économiste opportuniste qu’il est parfois se rendra compte qu’il peut économiser un milliard d’euros côté police et justice, et en gagner deux à trois avec la fiscalité. Je pense que d’ici 2025, le cannabis sera légalisé et qu’on le trouvera dans les bureaux de tabac. Quand les pays frontaliers auront dépénalisé ou légalisé, la France n’aura pas le choix. Avant la pandémie, elle accueillait 100 millions de touristes par an. Nous sommes le pays le plus visité au monde. On ne va pas trier les touristes en fonction de leur provenance ! Aujourd’hui, on est dans l’hypocrisie. En 2030, quand la société aura accepté le cannabis, il sortira des bureaux de tabac.
Dans les quartiers sensibles, certains vivent de la vente du cannabis…
Les chiffres sont officieux et donc sujets à caution, mais on estime que la vente de cannabis permet à 200 000 personnes de vivre. Certains disent que ces gens vont devoir trouver de l’argent ailleurs, qu’ils vendront de la cocaïne ou commettront d’autres délits. Il existe une alternative. Le plan Borloo pour la rénovation urbaine, qui date de 2018, est sur la table. Il exige d’investir 20 milliards d’euros. On réinstallerait dans la République ces quartiers qui en sont sortis. Ce plan est critiquable, mais c’est le plus abouti. Certains pays ont suivi une voie différente. Ils ont transformé des dealers qui n’avaient pas commis de crime majeur en entrepreneurs, dans le cadre d’une légalisation. Certes, un gros travail doit être fourni pour éviter un glissement, mais je ne crois pas une seconde à celui qui voudrait que le vendeur de haschich hier vende de la cocaïne demain.
Vous estimez que le risque est minime parce que les sanctions seraient encore plus lourdes…
Certains dealers qui vendent du cannabis proposent déjà de la cocaïne à leurs clients. Il n’y a pas de raison de penser que si on légalise le cannabis, l’offre en matière de cocaïne sera plus importante. Qui peut croire que 5 millions de consommateurs de cannabis réguliers vont devenir 5 millions de consommateurs de cocaïne réguliers ? Les effets ne sont pas les mêmes. De plus, le million d’heures de police libéré par la légalisation du cannabis sera disponible pour lutter contre le trafic de cocaïne.
Si vous ouvrez la porte au cannabis, quelqu’un pourra demander un jour la légalisation d’autres substances…
La politique menée au Portugal est intéressante : il y a différentes formes de dépénalisation et ça concerne toutes les drogues. C’est la santé d’un individu qui nécessite que les pouvoirs publics se mobilisent et interviennent. Ils doivent l’aider à lutter contre une addiction. Il faut être dans l’accompagnement, proposer au consommateur de bénéficier d’un approvisionnement sain, plutôt que de rester dans un circuit parallèle où il ne connaît pas la nature des produits qu’il se procure. Il faut également mettre en place un suivi psychologique. Là, le consommateur est hors des radars médicaux.
Si la situation n’évolue pas, la France ne risque-t-elle pas de se retrouver en porte-à-faux vis-à-vis de ses voisins européens ?
La Coupe du monde de rugby 2023 aura lieu chez nous. Suivront les J.O. de Paris en 2024. Que fera-t-on si les pays frontaliers sont entre dépénalisation et légalisation ? Le préfet de Guyane a donné instruction aux forces de l’ordre de ne plus présenter à la justice toute personne ayant moins de 1,5 kilo de cocaïne sur elle. Parce que les pays environnants sont incapables de maîtriser la circulation de ce produit. En 2024, fera-t-on preuve de tolérance pour les centaines de milliers de touristes qui viendront avec 100 grammes de cannabis pour toute la durée de leur séjour alors qu’on continuera de pourchasser le Français qui a 3 grammes sur lui ?
« La société craint le changement sans mesurer les bienfaits qu’il peut apporter »
Vous avez fait interdire les assiettes et gobelets jetables. Que pensez-vous des puffs (cigarettes électroniques jetables) ?
Plus on a de produits jetables conçus à partir de ressources non renouvelables, plus on joue avec le feu de la pénurie. Celui qui jette 2-3 puffs par jour est un danger pour la collectivité. La puff doit être interdite. C’est aussi le sens des petites interdictions que j’ai obtenues dans la loi sur les plastiques à usage unique. Elles doivent déclencher une réflexion sur ce que l’on gaspille pour un bien-être qui ne dure parfois que quelques secondes.
Vous affirmez que la légalisation du cannabis récréatif aura pour conséquence de transformer la société…
La société craint le changement sans mesurer les bienfaits qu’il peut apporter. Il est difficile de comprendre l’intérêt d’une métamorphose et de visualiser les perspectives qu’elle peut ouvrir. La légalisation du cannabis, c’est plus de tolérance, plus de ressources financières, moins de pression policière et judiciaire. Le consommateur ne se sentira pas ostracisé, marginalisé. Or, on manque d’intellectuels capables de nous aider à appréhender ces mondes nouveaux.
À L’ORIGINE DE L’INEC
En 2013, François-Michel Lambert a cofondé l’Institut national pour l’économie circulaire. Il en a quitté la présidence en septembre 2022. L’Inec réunit plus de 200 membres (organismes publics et privés) qui nourrissent une vision holistique de l’économie circulaire. L’ensemble des enjeux – économiques, sociaux et environnementaux – sont pris en compte. L’opposition de François- Michel Lambert à la puff s’inscrit dans cette logique.
