Le cannabis, ce n’est pas seulement une plante que l’on fait sécher avant de la fumer dans un joint. Le marché du chanvre bien-être en est la preuve, puisque près de la moitié des consommateurs préfèrent d’autres modes de consommation. L’ingestion d’huile sublinguale ou de biscuits, l’application de crèmes topiques ou encore la vaporisation sont particulièrement prisées.
D’ailleurs, certains férus de cuisine choisissent de concocter eux-mêmes leurs petites recettes maison à base de cannabinoïdes, en prenant la plante comme ingrédient. Toutefois, s’ils veulent profiter des nombreux principes actifs qu’elle renferme, ils doivent en premier lieu faire passer ces molécules de la forme neutre à la forme acide. En effet, à l’état naturel, les cannabinoïdes sont encore inactifs.
Forme phénolique
On pourrait être tenté, pour passer une journée sans stress, de saupoudrer sur la traditionnelle tartine de pain beurre du petit-déjeuner une pincée de fleur de CBD, telle quelle. Malheureusement, ce serait gâcher. En effet, dans la plante à l’état brut, les cannabinoïdes sont sous leur forme carboxyle (ou acide).
Ainsi, dans la nature, on ne trouve quasiment pas de THC, de CBD, de CBG, ni aucun des cannabinoïdes désirés par les consommateurs de chanvre, légal ou non. À leur place, on trouve leurs précurseurs : THC- A, CBD-A, CBG-A… Où le « -A » indique qu’ils sont sous leur forme acide. Quels que soient les effets que l’on recherche en consommant du cannabis, dans cet état, ces molécules n’en produiront quasiment aucun.
En cause, un groupe carboxylé (COOH) attaché à leur chaîne pendant la photosynthèse de la plante, lorsqu’elle absorbe du dioxyde de carbone (CO2) qui se combine à de l’hydrogène (H). Cela empêche les cannabinoïdes de traverser la barrière hémato-encéphalique, et de se lier aux récepteurs qui leur sont spécifiques à la surface de nos cellules.
Il s’agit donc, pour activer ces molécules, de se débarrasser de ce groupe carboxylé. Autrement dit, de les convertir dans leur forme phénolique (ou neutre). Pour ce faire, il faut créer une réaction chimique qui va libérer la molécule de CO2 mise en cause. Mais, rassurez-vous, pas besoin d’être un chimiste de renom ou d’avoir du matériel de laboratoire, quelques connaissances et ustensiles de cuisine suffisent.
Aux fourneaux
Cette réaction chimique s’appelle « décarboxylation non enzymatique ». Et elle est accessible aux cuisiniers de tous niveaux, puisqu’elle consiste simplement à faire chauffer le cannabis. D’ailleurs, c’est ce qui explique que l’on peut se passer de cette étape si l’on choisit de fumer ou de vaporiser la plante.
En effet, grâce à la chaleur de la braise ou du vaporisateur, la décarboxylation aura lieu avant que les volutes chargées de principes actifs ne gagnent les poumons du consommateur. Notons aussi que cette réaction se produit en partie lors du séchage de la plante. Mais c’est vraiment trop peu pour que le consommateur puisse s’en contenter, s’il souhaite la consommer autrement que fumée ou vaporisée.
Il devra alors passer son tablier et filer en cuisine afin de libérer lui-même les cannabinoïdes de sa plante. Attention toutefois, cela ne se fait pas n’importe comment. Il ne suffit pas de régler le four à n’importe quelle température, d’y placer la matière végétale et d’attendre que ça sente bon dans la maison. Le souci, c’est qu’il n’y a pas une, mais des méthodes à suivre.
Un peu comme il existe autant de recettes que de cuisiniers pour un même plat, les experts de la décarboxylation ne sont pas encore arrivés à un consensus. Certains arguent qu’il faut faire chauffer fort et peu de temps, quand d’autres pensent tout le contraire. Et ce n’est pas évident de les départager, puisque plusieurs critères entrent en compte, et les résultats sont difficilement quantifiables. Heureusement, même si elles n’apportent pas encore de recette miracle qui fonctionne à chaque fois, quelques études ont été menées sur le sujet.
Une étude qui compte
Parmi les quelques publications scientifiques sur ce thème, il en est une particulièrement intéressante. Intitulée Décarboxylation des cannabinoïdes : une étude cinétique comparative, elle a été réalisée en 2020 par Teresa Moreno, Peter Dyer et Stephan Tallon pour le compte de l’I&EC research. Le but de ses scientifiques était de déterminer les meilleures conditions pour assurer une activation optimale des cannabinoïdes.
Pour cela, ils ont utilisé des sommités florales contenant notamment du THC-A, du CBD-A, du CBG-A… Ils les ont placées dans un bécher, puis dans un four électrique. Ils ont répété cette opération plusieurs fois, en faisant varier certains critères : température, durée, quantité de végétal et présence ou non d’oxygène. La température était comprise entre 80 et 160 °C ; la durée entre 5 et 120 minutes ; la quantité entre 10 et 40 grammes. Ensuite, les échantillons étaient analysés pour déterminer les taux de conversion des cannabinoïdes carboxylés dans leur forme neutre.
Décarboxyler, pas oxyder
Les enseignements de cette étude sont nombreux. On apprend, c’était prévisible, que la température a un impact fondamental. Plus elle est élevée, plus la conversion des cannabinoïdes carboxylés sera importante. Ainsi, si à 80 °C, la décarboxylation est encore relativement lente, elle s’accélère au-dessus de 100 °C ; à 120 °C, le THC-A est complètement converti en 90 minutes ; à 160 °C, il ne faut plus que 20 minutes pour qu’il atteigne cet état.
On serait donc tenté de régler le four à cette température maximale, histoire d’aller plus vite, et de tout ressortir 20 minutes après. Mais ce serait une erreur. Lors de leurs expériences, les scientifiques se sont aussi aperçus qu’à mesure que la température augmente – à partir de 100 °C –, le THC atteint un palier maximum et sa concentration commence alors à baisser. Cela vient en partie du fait qu’à haute température, le THC s’oxyde et se transforme en CBN.
Mais ce n’est pas la seule explication, puisque le même phénomène se produit avec le CBD et le CBG : après 60 minutes à 160 °C, leurs concentrations (sous formes acide et neutre) ont chuté de 90 %. Cela suggère qu’à haute température, il y a formation de sous-produits non identifiés. Rien d’étonnant à cela pour l’équipe de chercheurs, qui relaie à cette occasion des études ayant déterminé le point d’ébullition du THC à 157 °C et celui du CBD entre 160 et 180 °C. Au-delà, ces molécules se vaporiseront.
D’ailleurs, dans cette batterie d’expériences, les scientifiques ont privé la matière végétale d’oxygène durant le chauffage. Étant donné qu’à haute température, la concentration de THC baisse à cause de son oxydation, et que les cannabinoïdes s’évaporent, il est raisonnable de penser que si la matière végétale est placée dans un contenant hermétique à l’air, ces phénomènes seront alors réduits.
Et c’est le cas : il a été observé qu’en l’absence d’oxygène, à 140 °C, les taux de décarboxylation pour le CBG-A, le CBD-A et le THC-A sont respectivement supérieurs de 98, 102 et 122 % à ceux obtenus dans un contenant ouvert. Enfin, la quantité de matière végétale a elle aussi un impact, facilement compréhensible : plus il y en a, moins la chaleur est répartie uniformément, et moins les résultats seront probants.
Gare aux terpènes
Avec toutes ces expériences, et les données qui en découlent, l’équipe de chercheurs a pu effectuer de nombreux calculs. Ils ont notamment utilisé l’équation d’Arrhenius afin de créer un modèle qui pourrait prédire les conditions de décarboxylation optimales pour maximiser la concentration d’un composé cible.
Un peu comme les consommateurs le font avec leur vaporisateur précis au degré près, qu’ils règlent en fonction du ou des cannabinoïdes qu’ils veulent extraire. Pas évidente d’accès pour ceux n’ayant pas de diplôme de mathématiques (par exemple, les journalistes de CBD Magazine…), nous ne présenterons pas cette équation.
Mais heureusement, les scientifiques ont pensé à ça, et ont créé un graphique facile d’accès où sont répertoriées les prédictions de concentration maximale du CBD et du THC en fonction de la température et du temps passé en décarboxylation. Ces graphiques permettent aussi de s’apercevoir que le THC-A atteint sa décarboxylation maximale beaucoup plus rapidement que le CBD-A. Cela confirme une autre étude (Wang et al.) qui rapportait que le taux de décarboxylation du THC-A est entre 2,2 et 3,6 fois supérieur à celui du CBD-A et entre 1,8 et 3 fois plus important que celui du CBG-A.
Mais il n’y a pas que des cannabinoïdes dans le chanvre. Les terpènes, véritables bijoux de la nature, sont si importants que personne ne veut s’en passer. Raison de plus de ne pas avoir la main lourde sur le thermostat, puisque leur température d’ébullition est assez basse. Au-dessus de 150 °C, ils se vaporiseront et le consommateur pourra dire adieu à l’effet d’entourage, pour qui ces molécules aromatiques sont fondamentales.
Pour résumer cette étude, si vous voulez décarboxyler votre sachet de CBD, il s’agit de rester à une température raisonnable afin que les cannabinoïdes présents ne soient pas détériorés (aux alentours de 120/130 °C), de le priver d’oxygène et d’y aller par petites quantités. Puis il suffit de se reporter au graphique afin de savoir combien de temps il faut pour convertir, de façon optimale, le CBD-A en CBD. Il sera ensuite temps de vous lancer dans de la vraie cuisine, pourquoi pas avec l’une des recettes que nous vous proposons à la fin du n° 6 de CBD Magazine.
CLÉS EN MAIN
Il existe des ustensiles de cuisine qui rendent plus simples les différentes étapes pour concocter des recettes aux cannabinoïdes. Entre autres, le « Decarb bundle », de la marque Magical Butter, un kit composé d’une boîte hermétique équipée d’un thermomètre, et d’un mélangeur à immersion.